Recherches dans le delta de l’Hèbre (Meriç)

Thème de recherche de la mission : vivre à l’embouchure du plus grand fleuve de la Thrace égéenne
Nom du site : Enez, préfécture d’Edirne
Chefs de la mission : Anca DAN (CNRS AOROC, Ecole Normale Supérieure, Paris Sciences et Lettres) ; Sait BAŞARAN (Université d’Istanbul) ; Şerif Barış (Université de Kocaeli) ; Şahan KIRCIN (Musée d’Edirne)
Membres (principaux) de la mission :
Helmut BRÜCKNER (Université de Cologne) ; Ercan ERKUL (Université de Kiel, ROOTS Excellence Cluster) ; Jean-Baptiste HOUAL (CNRS, AOROC) ; Luc LAPIERRE (CNES, CNRS AOROC) ; Frédérique MARCHAND-BEAULIEU (CNRS AOROC) ; Anna PINT (Université d’Iéna) ; Wolfgang RABBEL (Université de Kiel, ROOTS Excellence Cluster) ; Mustafa SAYAR (Université d’Istanbul); Martin SEELIGER (Université de Frankfort) ; Lyudmila SHUMILOVSKIKH (Université de Göttingen).

Actions de collaboration franco-turques

La mission française d’Ainos et du delta de l’Hèbre (Meriç) s’est développée à l’invitation du prof. Sait BAȘARAN, directeur honoraire des fouilles d’Enez. Les prospections, fouilles et numérisation des sites ont été réalisées avec la participation d’étudiants de l’Université d’Edirne et en collaboration avec le Musée d’Edirne. Le projet de reconstitution paleoenvironementale du delta de l’Hèbre s’appuie sur l’accord Erasmus entre les équipes géophysiques du prof. Şerif BARIŞ (Université de Kocaeli) et du prof. Wolfgang RABBEL (Université de Kiel – Excellence Cluster ROOTS). Ainos a hébergé un colloque international sur les fleuves, organisé avec l’aide de l’Institut Français d’Études Anatoliennes et de l’École Normale Supérieure de Paris en 2017. Toutes les conférences et publications sont réalisées en collaboration : voir, par exemple, les conférences à l’École Normale Supérieure (en 2019) et à l’École Française d’Athènes (en 2021), ainsi que la publication de la communication conjointe à la Société Française d’Archéologie Classique (Revue archéologique 1/2020, p. 152-162) ou les premiers résultats turco-franco-allemands publiés par l’IFEA (Anatolia Antiqua 2019, p. 127-144).

 Présentation du site

Ainos (moderne Enez, dans la province turque d’Edirne) a été un des plus importants centres d’échanges entre la Méditerranée orientale (l’Anatolie, l’Europe du Sud) et les Balkans. Située sur une île qui est devenue, au Néolithique, une presqu’île, entre les embouchures du fleuve Hèbre (en turc Meriç, en bulgare Maritsa, en grec moderne Evros) et la mer Égée, Ainos/Enez a contrôlé pendant des millénaires tout le trafic Ouest-Est le long de la côte égéenne mais aussi Nord-Sud (du bassin hydrographique de l’Hèbre, navigable jusqu’à Plovdiv, en descendant vers Samothrace pour rejoindre Athènes, les Cyclades, la Crète et l’Égypte). À l’époque antique et médiévale, le delta de l’Hèbre n’avait pas encore atteint la ville elle-même, qui était entourée par la mer et par des lagunes propices à l’installation des ports, des salines et des pêcheries. Cette importance stratégique d’Ainos, comme un hub, un point de passage obligé pour tous ceux qui cherchaient à rejoindre l’intérieur de la Thrace orientale par l’Hèbre, principal axe d’accès vers les Balkans et la mer Noire à l’ouest des Détroits, est confirmée par les auteurs anciens et modernes, mais aussi par les découvertes archéologiques extrêmement riches, surtout dans les nécropoles fouillées par Sait BAȘARAN autour de la ville. À Enez, le visiteur peut admirer les murs byzantins, génois et ottomans de la citadelle sur laquelle ont dû s’elever à l’époque gréoc-romaine plusieurs temples. La mosquée Fatih, récemment restaurée, a été construite comme église au XIIe siècle Sous la terre, la grotte dite de Pan ou Hagia Triade garde le souvenir des cultes païens aux Nymphes ou des rites funéraires byzantins. Des portions de route pavée, appartenant à une branche de la Via Egnatia sont parfaitement conservées à la sortie de la ville et dans la réserve naturelle de Gala Gölü. Outre le mystérieux tumulus de Polydore, il y a des tumuli thraco-macédoniens, dont un écroulé avant l’achèvement de sa construction, vers 300 av. J.-C. Les oeuvres antiques et byzantins en pierre, métal ou terre cuite, issus des fouilles ou des trouvailles fortuites sont conservés au Musée d’Edirne.


Le fleuve contrôlé jusqu’à l’époque ottomane par les gens d’Ainos, l’Hèbre est le plus grand des Balkans. Il prend sa source dans les monts Rila de Bulgarie avant de former l’actuelle frontière de la Grèce (et de l’Union Européenne) avec la Turquie et de se déverser dans l’Égée devant l’île de Samothrace. L’Hèbre fut le plus important axe de circulation et d’habitation urbaine dans les Balkans pendant l’Holocène. De fait, il est difficile de surestimer l’importance historique du fleuve dont le dieu fut le plus représenté sur les monnaies antiques, après le Nil. Entre les règnes de Domitien et Élagabal, cinq villes romaines – Augusta Traiana-Beroe (Stara Zagora), Philippopolis-Trimontium (Plovdiv), Hadrianopolis (Edirne), Plotinopolis (Didimoticho) et Traianoupolis (Loutros) – ont représenté le dieu selon le type iconographique du Nil allongé ou de l’Oronte au pied d’une Tychè. Malgré la dégradation écologique importante (due aux déforestations, irrigations, polutions), le delta de l’Hèbre, avec la réserve de Gala Gölü, offre au visiteur des paysages naturels et archéologiques mémorables, que nous nous efforçons d’étudier et d’expliquer, pour une meilleure valorisation et préservation.

Historique des fouilles

Nombreux voyageurs modernes sont passés par Ainos. De Cyriaque d’Ancone (voyage de 1444-1445 publié en 1976) au Comte de Choiseul-Gouffier (travaux cartographiques en 1784-1786, publiés en 1809) et aux auteurs de la Tabula Imperii Byzantini – Peter Soustal (1991) et Andreas Külzer (2008) – ces voyageurs ont patiemment relevé les sources anciennes sur la ville et sur ses monuments. Certaines constructions ont été regardées plus en détail par Albert Dumont (voyage de 1868 publié en 1892), Frederick Hasluck (1908-1909), Stanley Casson (1926) ou Robert Ousterhout (1985). Les premières fouilles ont été entamées par Afif Erzen, de l’Université d’Istanbul, dans les années 1971-1973, et se sont poursuivies sans interruption depuis 1978, avec la participation de Sait BAȘARAN (directeur de la mission du Ministère turc de la culture entre 1994 et 2019). On doit à Sait BAȘARAN non seulement la découverte et la préservation du patrimoine ancien d’Ainos pendant les dernières 45 années, mais aussi l’ouverture de chantiers connexes – comme la fouille du site néolithique de Hoça Çeşme (par Mehmet Özdoğan, 1991-1993), la fouille de l’église byzantine dite « Kral Kızı bazilikası » (par Stefan Karwiese) ou les travaux géoarchéologiques dans le territoire d’Ainos, commencés en 2012 par Helmut BRÜCKNER et Thomas SCHMIDTS, dans le cadre du projet DFG SPP 1630 Häfen. Les travaux géodésiques et géophysiques sont réalisés par l’Université de Kiel (Excellence Cluster ROOTS) en collaboration avec l’Université de Kocaeli et sont coordonnés par Wolfgang RABBEL et Ercan ERKUL. À partir de 2017, les travaux géoarchéologiques se sont poursuivis dans un cadre international et transdisciplinaire élargi, grâce au projet français CNRS Legecartas, et à partir de 2020 grâce à la mission archéologique d’Ainos, financée par le Ministère des Affaires Étrangères et Européennes avec le soutien de l’Institut Français d’Études Anatoliennes, sous la direction d’Anca DAN (jusqu’en 2023).


Travaux en cours

Les trois programmes interdisciplinaires internationaux menés depuis 2012 sur le site d’Ainos et dans le delta de l’Hèbre ont suivi trois axes d’études :
1. L’environnement (pour comprendre l’évolution naturelle et anthropique du delta de l’Hèbre).
2. La topographie urbaine et périurbaine d’Ainos.
3. La connectivité (pour la reconstitution des voies terrestres, fluviales et maritimes et l’étude des réseaux d’échanges, à partir de certaines découvertes archéologiques).


Ils nous ont permis de :
1. Retrouver les traces d’une muraille hellénistique de la ville (Seeliger et al. 2018).
2. Établir le caractère insulaire d’Ainos avant 7500 BP et l’apparition d’un isthme – peut-être par un cataclysme naturel et ensuite renforcé par l’homme. Ce résultat est apparu dans les prospections électriques et les carottages (avec datations 14C).
3. Identifier les ports près de la ville et de la chôra (2019, 2021) grâce aux prospections électromagnétiques, Radar, et aux carottages géomorphologiques ; comprendre l’histoire de l’usage des lagunes autour de la ville. Les résultats obtenus sont cohérents avec les sources littéraires et les données archéologiques.
4. Explorer la trame urbaine antique et byzantine (2019, 2021) ainsi que le territoire rural de la ville, grâce aux prospections électriques, magnétiques, radar, aux fouilles et à la documentation photogrammétrique.
5. Étudier l’histoire de la grotte dite de Pan, seul espace antique encore accessible, suite à un relevé photogrammétrique complet.
6. Republier les mosaïques romaines, trouvées lors de fouilles de sauvetage à Ainos, par Sait Bașaran et Elif Çokaman (article Bașaran, Dan et al. à venir, suite au colloque de l’AIEMA de Lyon 2022)
7. Contribuer à l’identification du réseau économique et culturel de la ville, à partir des pierres sculptées (livre Bașaran, Dan, Marchand-Beaulieu à venir) et d’autres découvertes (articles Bașaran-Dan et al. à venir).

Voir aussi

- Une reconstitution multimédia de l’embouchure de l’Hèbre en 480 av. J.-C., selon Hérodote : https://youtu.be/CvWJmNSpEOw
- Autres travaux numériques sur Ainos : https://odhn.ens.psl.eu/article/hebros-nature-et-culture-en-3d4d
- L’histoire imaginaire d’Hermolaos potier d’Ainos https://youtu.be/-WHzSxWz7Bc

Carte de situation

http://www.enez.gov.tr/

Illustrations

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 Carte de l’embouchure de l’Hèbre (@M. Seeliger, H. Brückner, A. Dan)

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 Vue du territoire d’Ainos à partir de Hisarlı Dağı (@A. Dan)

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 Vue de la citadelle ottomane après la restauration de la mosquée Fatih (@A. Dan)

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 Vue de la voie romaine dans la réserve naturelle de Gala Gölü (@A. Dan)