Mobilité Turquie-France

La Fondation Maison des sciences de l’homme, en partenariat avec l'FEA, propose des aides à la mobilité pour des séjours en France de 2 à 3 mois aux chercheur.e.s postdoctorant.e.s turc.que.s ayant soutenu leur thèse en SHS à partir de 2016.

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Introduction

« Acquittez-vous exactement de la prière, faites l’aumône, et courbez-vous avec ceux qui se courbent devant moi. »


Ce verset, parmi beaucoup d’autres dans le Coran, recommande aux fidèles d’accomplir la prière et l’aumône, deux des cinq piliers de l’islam.Sans me lancer dans des interprétations théologiques que je ne suis pas à même de mener, je propose de me pencher un peu plus sur ce passage du Coran qui met en avant un certain nombre d’aspects incontournables dans notre sujet.Tout d’abord, de nombreux fidèles considèrent qu’il s’agit d’un conseil allant au-delà de celui de prier : l’utilisation de la deuxième personne du pluriel reviendrait à encourager les croyants à effectuer des prières collectives, et non pas seulement individuelles.De plus, ce verset ferait référence à la manière de prier dans la religion islamique : on ne reste pas immobile lorsque l’on fait la prière. Bien au contraire, on se « courbe », on se met à genoux, on se prosterne, pour symboliser sa soumission à Dieu. C’est parce que ce verset illustre bien tous les aspects que je souhaiterais évoquer dans mon travail sur la fréquentation des mosquées à Istanbul que j’ai choisi de le mettre en exergue. Lorsque je suis arrivée en Turquie, j’ai été fascinée par la beauté frappante de certaines mosquées, étonnée par leur nombre, par leur diversité. L’appel à la prière me rappelait cinq fois par jour que j’étais en « terre musulmane », et que l’islam tenait une place importante dans la vie de la population. Etre Turc semble d’ailleurs être déterminé en grande partie par l’appartenance à la religion musulmane.Aux tout début de mon séjour, je me posais peu de questions quant à la fréquentation des mosquées. Pour moi, la réponse était simple : les fidèles s’y rendaient parce qu’ils étaient croyants et parce qu’ils voulaient remplir leurs obligations religieuses. Mais, plus le temps avançait, plus ce que je croyais être d’une grande simplicité m’est apparu dans toute sa complexité. J’ai d’abord été interpellée par la faiblesse de la fréquentation des femmes, comparée à celle des hommes. Ensuite, bien que tous les Turcs que je rencontrais s’affirmaient musulmans, j’ai compris que la pratique ne suivait pas toujours les dires. Et puis, surtout, j’ai réalisé qu’aucun travail de recherche sur la fréquentation des mosquées à Istanbul n’avait jamais été effectué. C’est aussi cela qui m’a incitée à me pencher sur ce sujet, de façon très modeste. La mosquée est incontournable à Istanbul : elle fait entendre « sa voix » cinq fois par jour, et son aspect architectural particulier attire le regard. Le ou les minarets qui la surplombe combinent bien ces deux caractéristiques. Mais ce ne sont pas les seuls composants importants de la mosquée. Par exemple, le bassin aux ablutions est commun à tous les édifices. La mosquée est également souvent dotée d’une cours intérieure, de coupoles décorées de calligraphies célébrant le nom d’Allah et de son Prophète. A l’intérieur de l’édifice, le sol est couvert de tapis dirigés vers le mur de la qibla indiquant la Mecque. Sur ce même mur se trouvent le mihrab (la niche dans laquelle l’Imam dirige la prière, et qui est aussi, comme le mur de la qibla, l’indicateur de la Kaaba), et le minbar, du haut duquel l’Imam prêche notamment pendant la prière du vendredi. Ici, je voudrais aborder une autre question qui nous permettra de comprendre davantage le contexte historique et institutionnel de la Turquie concernant l’Islam, profondément lié à la relation particulière qu’entretien l’Etat vis-à-vis de la sphère religieuse.Un premier point important est à souligner : en Islam, il n’existe pas d’institutionnalisation de l’autorité religieuse, ce qui ne permet pas un contrôle, une connaissance efficaces de la religion musulmane. Du temps de l’Empire Ottoman, la religion était mise au centre de l’autorité juridique. Par exemple, le Sheikh al-Islam contrôlait les actes du Sultan et jugeait s’ils étaient convenables ou non. Cependant, le Sultan ne lui était pas assujetti et la Raison d’Etat était privilégiée. La Sharia, qui régissait les affaires de la vie privée, cohabitait de même avec lesKanun du Sultan. Avec le changement de régime, l’Etat souhaite moderniser et occidentaliser le pays. Pour ce faire, il souhaite faire passer la religion sous le contrôle de l’Etat, de manière à lui faire prendre une couleur qui s’accorde parfaitement aux nouveaux impératifs de la République mise en place par Mustafa Kemal. On pourrait expliquer cela par une sorte de manque de confiance dans le peuple : celui-ci ne serait pas capable de discerner ce qui est bien pour lui de ce qui lui est préjudiciable. De ce fait, l’Etat ne doit pas laisser à la religion la liberté de ses actes puisqu’elle pourrait endoctriner un peuple ignorant, et le faire basculer dans un fondamentalisme désastreux pour le pays. A l’époque de cette prise de pouvoir, l’Islam que l’on qualifie de « populaire » a une emprise puissante sur la société turque, et s’oppose parfois de façon conflictuelle à un Islam « officiel ». Les évènements vont décider de l’avenir de ces « deux Islam » de façon assez brutale : en 1922, le Sultanat est aboli et l’on proclame le début de la laïcité. Le 3 mars 1924, c’est le califat qui disparaît et le Sheikh al-Islam perd ses fonctions, il n’a plus lieu d’être. En même temps, l’Education est unifiée –les écoles religieuses islamiques sont supprimées, les écoles laïques poursuivent leurs activités. Le 8 avril, les tribunaux religieux sont également abolis, vient ensuite le tour des confréries, les tariqâ, qui jouaient pourtant un rôle très important au sein de la société musulmane turque. Quant à l’appel à la prière en arabe, il est interdit en 1932 et doit dorénavant se faire dans la langue officielle. Toutes ces mesures soulignent très bien la volonté des nouveaux gouvernants de mettre la religion sous contrôle de l’Etat.Dans la vision kémaliste, la religion était en effet perçue comme l’un des plus gros obstacles au progrès. Cependant, il ne faut pas s’imaginer que Mustafa Kemal ait souhaité éradiquer l’Islam de la société, ce qui est parfaitement faux. Son désir était plutôt d’enseigner au peuple le « vrai Islam », à travers de grande Institutions telles que, par exemple, la Fondation de la Théologie en 1924 ou encore, par l’Institution incontournable du Diyanet. L’Etat peut ainsi manipuler, utiliser la religion à sa guise. Les Imams, étant des personnes très écoutées et respectées, parviennent à faire passer de nombreux messages à la population. Un exemple particulièrement révélateur est celui des prêches de la prière du vendredi, qui sont très encadrés : le Diyanet choisi le sujet et pas une mosquée, en Turquie, d’Istanbul à Hatay, ne s’en éloignera. D’ailleurs, les Imams sont des fonctionnaires de l’Etat, ce qui est très frappant lorsque l’on réfléchit au sens du mot laïcité, qui est tout de même sensé garantir une neutralité de l’Etat et une non ingérence de celui-ci dans les affaires religieuses.Pour en revenir plus particulièrement au Diyanet, celui-ci voit le jour en 1924 et sa tâche première est « d’administrer » les affaires religieuses, ce qui signifie, plus simplement, qu’il doit définir la manière de pratiquer le culte, les croyances en Turquie. De plus, il promeut ouvertement un Islam Sunnite Hanafite, au détriment des autres écoles musulmanes et des autres communautés religieuses, ce qui pose un gros problème en matière de neutralité de l’Etat. Après avoir tenté de montrer l’importance du rôle de l’Etat dans la sphère religieuse, la manière dont on a essayé de créer un islam « officiel » qui ne puisse pas mettre en danger les acquis de la révolution kémaliste ni échapper au contrôle de l’Etat, je souhaiterais revenir à mon sujet de façon plus précise. Tout d’abord, il faut préciser que ma recherche s’appuie avant tout sur un travail de terrain, elle n’a rien d’historique. J’ai effectué une trentaine d’observations de mosquées, une quinzaine d’entretiens. Et surtout, je suis partie à la rencontre des gens pour comprendre ce qui les poussait à aller à la mosquée. La façon dont je faisais mes observations a évolué au cours de l’évolution de mon travail. Au départ, je m’installais proche de l’entrée de la mosquée, afin de pouvoir surveiller les allées et venues des fidèles. Puis j’ai réalisé que de cette manière j’attirais toujours l’attention des personnes qui entraient dans la mosquée. Evidemment, cela dépendait de la mosquée sur laquelle je me penchais : à la Mosquée Bleue, je passais bien plus inaperçue que dans une mosquée située dans un lieu non touristique, où les gens n’étaient pas habitué à la présence d’« une étrangère » et où le nombre réduit de fidèles rendait ma présence beaucoup plus remarquable.Parfois, cela m’a mise mal à l’aise et cela a un peu compliqué mes observations. C’est pourquoi j’ai choisi de changer ma méthode. J’ai décidé de me rendre à la mosquée comme une « vraie » fidèle pratiquante. Je me voilais longtemps avant d’arriver aux alentours de la mosquée, et je me rendais dans la partie des femmes, généralement située au dessus de la salle de prière, là où sont les hommes. Cela me permettait donc d’observer à la fois les fidèles féminins et les fidèles masculins. Dès lors, je pense que l’efficacité de mon travail a vraiment augmenté. J’ai pu davantage me rendre compte des changements dans le nombre de personnes qui se rendaient à la mosquée, de la présence des femmes dans celle-ci. Et surtout, j’ai pu observer comment les gens pratiquaient leur religion.En ce qui concerne mes entretiens, la plupart ont été spontanés. Par exemple, j’ai discuté pendant deux heures avec Şefika R.après l’avoir rencontrée tout à fait par hasard au cours d’une de mes observations à la mosquée de Sultanahmet. C’est en posant des questions à des personnes totalement inconnues, à la mosquée ou à d’autres endroits, que j’ai pu recevoir un grand nombre d’informations précieuses. Je me suis liée d’amitié avec un groupe de forains sur le marché d’Ortaköy, qui travaille juste à l’entrée de Büyük Mecidiye Camii. Les conversations que nous avons eues m’ont vraiment aidé à comprendre différents aspects de la fréquentation des mosquées que je n’avaient pas envisagés. J’ai tout de même rencontré quelques difficultés au cours de ma recherche. Parfois, mes observations ont été difficiles à réaliser, parce que je sentais que je n’étais pas à ma place. Je me suis concentrée sur les deux mosquées d’Ortaköy, Büyük Mecidiye Camii et Hacı Mahmut Camii. Les regards posés sur moi étaient tout à fait différents. C’est en grande partie pour cela que j’ai décidé de changer ma méthode d’observation. Ou plutôt, que j’ai voulu l’adapter : à la mosquée proche du Bosphore, je me suis souvent installée pour la moitié de la namaz (la prière) dans la salle de prière réservée aux hommes (après autorisation de l’Imam), et pour l’autre moitié dans celle des femmes. C’est une petite pièce à part d’où l’on ne peut pas observer les fidèles masculins. Et j’ai continué mes observations à l’extérieur de la mosquées.A Hacı Mahmut Camii, je me suis « postée » systématiquement dans le balcon réservé aux femmes. De là, je pouvais très bien observer tout ce qu’il se passait dans la mosquée. En revanche, c’était beaucoup plus compliqué de voir ce que faisaient les fidèles avant d’arriver, s’ils faisaient pour la plupart leurs ablutions dans le bassin réservé à cet effet ou non. Tous mes entretiens se sont réalisés en turc. Parfois, j’ai du demander aux personnes avec lesquelles je parlais de reformuler leur propos, mais la difficulté s’est arrêtée là.Lors de mes discussions avec les fidèles, par contre, j’ai parfois eu vraiment du mal à recevoir des réponses à mes questions. Cela tenait pour beaucoup au fait que mon intérêt pour les mosquées était compris comme une possibilité de conversion à l’islam. Par conséquent, un grand nombre de personnes avec qui j’ai discuté, me donnaient de longues explications théologiques sur la véracité de leur croyance sans me décrire comment elles, vivaient leur religion.