1840 : à Damas, des Juifs sont accusés d'avoir assassiné un capucin. La rumeur court , ils auraient utilisé son sang pour fabriquer du pain azyme. À peine arrêtés, deux d'entre eux meurent à la suite d’interrogatoires brutaux. À Paris, le banquier James de Rothschild et le célèbre avocat Adolphe Crémieux décident de venir en aide à leurs coreligionnaires, invoquant un " devoir d'ingérence " avant la lettre.
Ils organisent le départ d’une délégation pour rencontrer le gouverneur Mehmed Ali en Égypte puisqu’à cette époque il s’est annexé la Syrie. En Grande-Bretagne, Moses Montefiore, le leader de la communauté juive, s'alarme à son tour et s'associe à Crémieux. Tous trois sont des figures emblématiques d'un vaste mouvement de philanthropie qui va s’exprimer par la création d'écoles et d'hôpitaux en terres ottomanes. À leurs côtés, trois jeunes savants, originaires d'Europe centrale, vont mettre leurs connaissances des terres d'Orient à leur service - l'un d'entre eux deviendra plus tard professeur au Collège de France. Main dans la main, orientalistes érudits et leaders communautaires inventent ensemble une nouvelle conception de la bienfaisance qui porte en germe à la fois la " régénération " de la Terre sainte, le nationalisme juif et l'aide humanitaire sans frontières. Cet ouvrage retranscrit dans son intégralité le journal d’Adolphe Crémieux tenu justement lors de ce voyage en Égypte. Contrairement au journal du notable anglais Moses Montefiore qui accompagnait Crémieux et qui fut publié en 1888, le journal du juriste français restait inédit à ce jour. La version des faits par Crémieux manquait pour faire contrepoint au récit du philanthrope anglais. Une des ambitions de cet ouvrage est de pallier à cette absence. Sont également présentées ici les lettres que l’orientaliste érudit Salomon Munk qui accompagne Crémieux envoie à ses proches depuis l’Égypte. Elles contribuent à donner un éclairage different, autant sur les personnages que sur les événements qui scandent leur quotidien auprès de Mehmed Ali pacha, le gouverneur.
Dans un précédent ouvrage intitulé Les inventeurs de la philanthropie juive et publié en 2005 chez La Martinière (paru en turc en 2009 sous le titre "Oryantalizm ve Hayirseverligin Ittifaki", aux éditions YapıKredi) Nora Şeni avait traité des liens entre la philanthropie et l’orientalisme érudit tels qu’ils se sont noués au XIXe siècle à l’occasion de l’affaire de Damas. Le commentaire qui présente et annote ici le journal de Crémieux emprunte quelques-uns des thèmes développés dans ce précédent essai sur la philanthropie juive.