L’Empire contre l’Etat-nation. L’Ossétie du Sud au cœur du conflit russo-géorgien (1922-2008) Version imprimable

Thorniké Gordadzé (IFEA)


Le 9 octobre 2008, le ministère du développement économique de la Fédération de Russie envoyait à toutes les structures étatiques du pays une missive officielle intitulée « Au sujet des changements sur la carte du monde »1. La lettre annonçait aux fonctionnaires publics que deux nouveaux Etats souverains – l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud - étaient apparus sur la scène internationale et que désormais toutes les administrations du pays devaient tenir compte de cette réalité. Cette modification de la carte du monde, pour l’heure reconnue seulement par la Russie, le Nicaragua et l’organisation palestinienne Hamas, est la conséquence de la guerre russo-géorgienne d’août 2008. Le conflit se déclencha sur le territoire de l’Ossétie du Sud, que certains s’empressèrent de qualifier d’enjeu du conflit. Or, pour les belligérants, pour la Russie davantage encore que pour la Géorgie, l’Ossétie du Sud a été le théâtre de l’affrontement, et non pas un objectif en soi. Les combats en Ossétie du Sud qui ne durèrent que trois jours (la guerre s’est ensuite étendue sur le reste du territoire géorgien, dans les régions de Chida Kartlie, de Samegrélo et d’Imérétie) ne furent qu’un épisode du conflit russo-géorgien qui n’a jamais véritablement cessé depuis l’indépendance de la Géorgie vis-à-vis de l’URSS en 1991. La guerre d’août emboîta le pas au conflit qu’opposait déjà la métropole soviétique à la périphérie géorgienne désireuse d’émancipation dès la fin des années 1980. Ce ne fut pas, loin s’en faut, un conflit frontal de dix-huit ans, mais une période ponctuée de phases de crises aigues, comme lors du coup d’Etat de janvier 19922 ou lors de la guerre d’Abkhazie entre 1992 et 1993, mais aussi des moments durant lesquelles la Russie fut l’acteur hégémonique comme de 1993-1995, ainsi que des périodes d’intenses jeux et de rivalités diplomatiques. Les provinces rebelles géorgiennes, issues de l’organisation ethno-territoriale de l’empire soviétique, ont toujours été des pièces maîtresses de ces relations conflictuelles. Farouchement attachée à son cadre national, la Géorgie était solidement « accrochée » à l’idée de la « restauration de l’intégrité territoriale »3 et cet élément ne pouvait être négligé par la Russie en quête d’une influence perdue. Fortement implantée dans les provinces autonomes géorgiennes, la Russie n’a jamais renoncé au retour de la Géorgie dans sa zone d’influence par la pression exercée à travers l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Quant à la Géorgie, aucun gouvernement n’y a jamais abandonné l’objectif d’unification territoriale. La détérioration rapide des relations déjà très tendues entre la Russie et la Géorgie depuis la « révolution des roses » de 2003 augmentait l’acuité des « conflits gelés » des régions géorgiennes. La Russie « hier à genoux, aujourd’hui debout » grâce aux revenus énergétiques exceptionnellement hauts entre 2005 et 2008, à la mise au pas de la société et à la gestion autoritaire de Vladimir Poutine, cherchait de façon croissante à revenir sur la scène internationale pour « effacer » ce que ses dirigeants considéraient comme une «humiliation » des années 1990 et du début des années 2000. Cette véritable « politique publique de la vengeance » coûta des milliers de vies humaines en Tchétchénie et dans le reste du Caucase russe et fit réduire en peau de chagrin les dernières bribes du régime démocratique, sacrifiées sur l’autel de la « grandeur nationale ».

« Nous avons été faibles et les faibles sont tabassés » - déclarait le président russe à la télévision nationale4 au soir du dénouement sanglant du drame de Beslan. La Russie forte devait être celle qui punit et la Géorgie avait tout d’un coupable idéal. Dirigé par l’élite politique farouchement pro-occidentale, affichant sa volonté d’adhérer à l’OTAN et à l’UE dès que ses portes s’entrouvriraient, ce petit Etat verrou du Caucase fragilisait en prime l’une des cartes majeures de la nouvelle puissance russe : la tendance monopolistique sur la livraison des hydrocarbures à l’Occident par le contrôle des gisements de l’Eurasie et de ses moyens de transport. Le Bakou-Tbilissi-Ceyhan, oléoduc permettant d’acheminer les hydrocarbures de la Caspienne vers l’Ouest sans passer par la Russie, le projet européen de gazoduc Nabucco et autres projets derrière lesquels se profilaient les intérêts des pays importateurs et de transit de l’énergie, nuisaient en réalité davantage aux intérêts russes que le fameux élargissement de l’OTAN, il est vrai symboliquement plus difficile à digérer.

Dans ce contexte, il est tentant d’analyser le conflit en Ossétie du Sud selon la grille de lecture instrumentaliste : le conflit communautaire ossèto-géorgien qui y existe serait uniquement du ressort du clivage russo-géorgien. Ce paradigme n’est sans doute pas dénué d’intérêt, mais il n’explique qu’une partie de l’histoire. Il existe en effet plusieurs niveaux d’analyse possible. L’instrumentalisation du conflit sud-ossète par la Russie est indéniable, mais il s’agit de la conséquence d’un long processus dans lequel la seule volonté « impériale », consciente et machiavélique, ne peut pas tout expliquer. Il est donc pertinent de se demander dans quelle mesure le conflit en Ossétie du Sud peut avoir ses propres racines. Quel eût été le clivage dans cette région si le pouvoir soviétique n’était pas intervenu en créant la Région Autonome d’Ossétie du Sud en 1922 et n’y avait pas appliqué sa politique ethnofédéraliste, et quelle eût été la suite du conflit si l’abolition par Tbilissi du statut autonome de l’Ossétie du Sud en 1991 avait été entérinée par la Russie ? Et enfin, quelle eût été l’évolution de la situation si la Géorgie n’avait pas tenté de se joindre à l’Alliance atlantique, ravivant l’intérêt de la Russie poutinienne pour l’Ossétie du Sud après 12 ans de « ni paix, ni guerre » ? Nous ne pouvons évidemment pas donner les réponses à ces questions, la politique-fiction n’étant pas du ressort de la recherche. Nous pouvons seulement dire avec assurance que le scénario eût été différent. En revanche, l’étude des phénomènes qui ont mené à la formation du conflit sud-ossète, du processus politique qui l’a transformé en une crise internationale majeure est l’objectif de cet article.

  1. De la lutte des classes à la formation des ethnocraties : l’expérience soviétique


L’historiographie soviétique dont la grille de lecture dogmatique était l’explication de l’histoire par le schème de la lutte des classes, considérait qu’en Ossétie du Sud, l’aristocratie géorgienne était une classe d’exploiteurs, alliée du tsarisme5. Ce dernier lui permettait et lui rendait possible l’exploitation du prolétariat rural – la paysannerie ossète sans terre-, classe révolutionnaire par essence. La libération du « joug géorgien » devait également signifier la libération socio-économique des Ossètes. Dans ce contexte, même les émeutes de la faim étaient analysées comme la lutte du peuple ossète pour l’établissement du pouvoir soviétique dans la région6. La création, en avril 1922 de la région autonome d’Ossétie du sud, avec comme centre politique et bureaucratique à Tskhinvali (appelé Staliniri de 1934 à 1961), dans des frontières aussi discutables et « artificielles » pour la plupart des Géorgiens, a néanmoins eu un effet indéniable sur la formation de l’identité collective ossète, des élites bureaucratiques et intellectuelles locales – « porteurs sociaux » (au sens wébérien du terme) de l’entité autonome. L’ethnofédéralisme soviétique appliqué à l’Ossétie du Sud a favorisé l’émergence d’une élite communiste locale. Bien qu’inférieur en statut à l’Abkhazie (République Autonome)7, l’Ossétie du Sud disposait de son Soviet des députés du Peuple, composé de 140 membres (pour une population de moins100 000 personnes), élu pour deux ans et demi. Le Soviet élisait parmi ses membres le comité exécutif, qui faisait office de gouvernement local. Les districts (Rayon) et les communes avaient leurs soviets respectifs. Les structures du Parti communiste et du Komsomol doublaient toutes les structures du pouvoir : l’Obkom (le comité régional), les raïkoms et le gorkom (quatre comités de district et un comité de la ville du PCUS), avaient chacun des centaines d’adhérents, qui formaient ensemble la société bureaucratique locale, entièrement intéressée au maintien du statu autonome de la région.

Sur le front culturel, l’ethnofédéralisme soviétique, en Ossétie du Sud comme partout ailleurs en URSS, a déployé une panoplie de mesures, qui à terme produisirent les récits nationaux profondément intériorisés par la population, contribuèrent à la clôture et l’objectivation identitaire. L’Institut de recherche de la Région Autonome de l’Ossétie du Sud, créé à partir de la Société Littéraire et Scientifique de l’Ossétie du Sud (elle-même fondée dès 1922 et transformée en Société d’Ethnographie (kraevedenie) en 1925) avait une place de première importance dans ce domaine. L’établissement a acquis le statut d’Institut de recherche en 1936 et fut transformé en 1938 en Institut de la Langue, de Littérature et d’Histoire, à l’instar de son homologue abkhaze. Véritable auxiliaire du pouvoir, l’Institut qui a produit entre autres volumes la monumentale « Histoire d’Ossétie. Documents et Matériaux » (en 1959) et le Dictionnaire de la Langue Ossète en quatre volumes (1979), portait dans son titre officiel la mention «Institut près du Comité Exécutif Central (le TSIK) d’Ossétie du Sud8. Multidisciplinaire dans l’âme, l’Institut considérait comme domaines prioritaires de recherche «les problèmes cruciaux de l’histoire ossète des temps les plus reculés à l’époque moderne : les questions d’ethnogenèse du peuple ossète, le développement du mouvement révolutionnaire, les questions d’amitié pluriséculaire entre les peuples ossète, géorgien et russe, la construction du communisme, le développement de la production socialiste et du rôle dirigeant du parti communiste »9.

D’autres corps d’Etat, comme l’Union des écrivains, les organes de presse10, le théâtre11, les « collectifs d’art populaire » (chant et danse folkloriques)12, les musées, les palais de pionniers, l’institut pédagogique (de formation des maîtres) de Tskhinvali, participaient pleinement au processus d’identification de la population sud-ossète à leur territoire et à son statut autonome, en vertu duquel tous ces organismes existaient et fonctionnaient.

La politique des nationalités soviétique a eu comme conséquence la territorialisation de l’identité ossète en Géorgie. La population ethniquement ossète était relativement éparpillée sur tout le territoire de la Géorgie centrale et orientale. D’après le recensement de population de 1989, seuls 39% des Ossètes de Géorgie vivaient sur le territoire qui leur avait été alloué en qualité de «  nationalité titulaire », mais c’est bien sur ce territoire que s’est formée l’élite politique, bureaucratique, intellectuelle et culturelle des Ossètes. Ainsi, il n’est pas sans intérêt de souligner qu’à l’époque soviétique quasiment toutes les publications (livres et journaux) en langue ossète parues en Géorgie, l’ont été sur le territoire de la région autonome, tandis qu’au XIX° siècle, le centre de la culture ossète en Géorgie était Tbilissi. C’est bien dans la capitale géorgienne qu’est paru, en 1907 le premier journal en ossète du pays - Nog Tsard – Vie Nouvelle. Tout comme la presse, les débuts du théâtre ossète en Géorgie ont également eu lieu à Tbilissi. Le premier spectacle en langue ossète a été joué à Tbilissi en 1906 par la troupe théâtrale ossète de la ville, tandis qu’à Tskhinvali, avant que la ville devienne le centre administratif de la région autonome, les pièces jouées étaient exclusivement en géorgien. Le théâtre de la ville, à sa fondation en 1909 était également géorgien13.

Mais la fixation des frontières identitaires et l’objectivation du fait national ne signifient pas forcément l’hostilité entre les communautés. L’animosité entre « Ossètes » et « Géorgiens » était très peu visible à l’époque soviétique, contrairement aux tensions régulières en Abkhazie. Elle s’est largement formée entre 1990 et 2008, soit après l’apparition des premières victimes du premier affrontement armé. Les Ossètes étaient parmi les « minorités nationales » les mieux intégrées dans la société géorgienne. D’après Revaz Gatchetchiladzé, 53,7% d’Ossètes de Géorgie maîtrisaient « bien » la langue officielle du pays- le géorgien- en 1989, alors que ce pourcentage était de 30,2% pour les Arméniens, de 23,7% pour les Russes, de 10,2% pour les Azéris14. De plus, des cas d’assimilation, se traduisant par la géorgianisation des patronymes étaient particulièrement nombreux chez les Ossètes en comparaison avec les autres « minorités nationales », tout comme le pourcentage de mariages mixtes avec les représentants de la nationalité majoritaire.


  1. Le problème de l’Ossétie du Sud et la marche de la Géorgie vers l’indépendance. Des maladies infantiles d’un jeune Etat face au conflit armé


Le legs de la période de la présidence de Zviad Gamsakhourdia (octobre 1990- décembre 1991)15 dans le champ politique géorgien n’a pas encore été sérieusement élucidé. La plupart des analyses existantes dans la littérature scientifique russe et européenne sont univoques et qualifient tour à tour le premier président géorgien de nationaliste extrême ou de dirigeant incompétent, l’accusant généralement d’être à l’origine de tous les conflits géorgiens. Ces assertions comportent certains éléments de vérité, mais une analyse minutieuse des sources et données de terrain devrait montrer une réalité plus complexe, tandis qu’une enquête comparative minimale des idéologies politiques ayant cours dans l’espace soviétique et postsoviétique devrait nous inciter à relativiser l’exceptionnalité de l’extrémisme politique du premier président postsoviétique de la république géorgienne16.

Ainsi est-il essentiel de distinguer les faits historiques de la lecture a posteriori de la période de la présidence de Gamsakhourdia, essentiellement politique et fréquemment employée à usage commémoratif, notamment par les leaders des groupes « victimes ». C’est dans ce contexte que doit être appréhendée par exemple l’insistance de Kokoïti pour qualifier l’ère Gamsakhourdia de « second génocide » ossète17.

Ces mises en garde faites, il ne faut pas sous-estimer la portée des événements qui ont marqué l’Ossétie du Sud durant les premiers mois de l’indépendance géorgienne. Pour Gamsakhourdia et la plupart des nationalistes géorgiens, les Ossètes représentaient une population essentiellement non autochtone, arrivée en Géorgie tardivement, même s’il était communément admis que ce « tardivement » correspondait au moins à un siècle de peuplement dans le cas de la région autour de Tskhinvali, et à plusieurs siècles s’agissant de la région septentrionale de Djava. En soi, la qualité de « non-autochtone » ne déchaînait pas une réaction d’agression18, mais c’est le statut de l’autonomie politique de l’Ossétie du Sud que ce facteur rendait questionnable. A la fin des années 1980 et au début des années 1990, l’opinion dominante considérait que l’autonomie ossète était une création artificielle et illégitime du pouvoir soviétique, ayant pour but le démembrement de la nation géorgienne19. Ce discours dominant géorgien fut renforcé par les premiers soubresauts du nationalisme séparatiste qui se manifestait en Ossétie du Sud. Ce nationalisme était concomitant de la libéralisation relative du régime soviétique permise par la perestroïka. C’est ainsi que les premiers militants nationalistes ossètes regroupés au sein de l’organisation Aedamon Nykhas (« La voix du peuple » en ossète) formulaient pour la première fois depuis des décennies une critique de l’hégémonie géorgienne et le vœu d’unification de leur région autonome à la république sœur du Nord (l’Ossétie du Nord) faisant partie de la Fédération russe. Au départ, Aedamon Nykhas n’était pas l’émanation de l’élite politique communiste locale, cette dernière s’en méfiait même considérablement, craignant qu’il s’agisse d’un groupe de « prétendants » voulant profiter de la vague nationaliste pour remplacer l’élite communiste à Tskhinvali. L’organisation était surtout composée de quelques intellectuels locaux : historiens (à l’instar d’Alan Tchotchiev, le leader du groupe20), ethnologues et philologues pour la plupart. Mais très vite leurs exigences furent endossées sans aucun mal par le Soviet (assemblée) des Députés du Peuple de la région autonome, dominé par les communistes conservateurs. Cette fusion entre l’élite communiste établie et les idéologues nationalistes sortis du milieu intellectuel est un phénomène assez classique pour l’époque, particulièrement dans les petites républiques autonomes en conflit, où une pluralité des élites n’a pu se former. Forts de leurs réseaux formés à l’époque soviétique, les dirigeants locaux envoyèrent de nombreuses délégations à Vladikavkaz et à Moscou pour y chercher un soutien politique.

Les mouvements politiques géorgiens sentant le danger du séparatisme et pour souligner la « géorgianité » de la région, tentèrent d’organiser une manifestation de masse à Tskhinvali en novembre 1989. Plusieurs dizaines de milliers de Géorgiens affluèrent à Tskhinvali en provenance de toutes les régions du pays, mais ils furent empêchés d’entrer dans la ville par les manifestants ossètes et les cordons de blindés du ministère de l’intérieur soviétique. Après trois jours de face à face, les manifestants géorgiens se dispersèrent sans forcer les cordons, se contentant d’organiser une manifestation au village géorgien d’Ergneti qui jouxte la ville21. Les événements de novembre 1989 ont illustré plusieurs tendances importantes du moment. Tout d’abord, ils ont démontré que le mouvement indépendantiste géorgien sous-estimait le problème ossète, surtout par rapport à l’Abkhazie que l’opinion publique considérait comme le problème national numéro un. L’Ossétie du Sud était pensée comme un problème mineur, facilement réglable compte tenu de la taille réduite, de la pauvreté économique et du faible poids démographique de la région. De plus, le différend osséto-géorgien paraissait moins chargé d’un passif historique « négatif ». De ce face à face de trois jours à l’entrée de Tskhinvali, les leaders géorgiens auraient dû tirer l’enseignement selon lequel le problème ossète n’allait pas être aisé à régler et qu’il fallait faire preuve de flexibilité pour le résoudre. Il fallait également agir avec prudence afin de ne pas approfondir le fossé entre les communautés, alors encore peu profond. Ensuite, le territoire compris entre Ergneti et Tskhinvali était devenu une barrière entre Géorgiens et Ossètes, symboliquement parlant, qui ne fit que se renforcer au fil des années, alors qu’à l’époque soviétique la frontière de l’Ossétie du Sud avec le reste de la Géorgie était tout à fait formelle et imperceptible22. L’autre point significatif de ce premier affrontement fut le fait que les manifestants ossètes qui bloquaient l’accès aux manifestants venus des différentes régions du pays, le faisaient derrière des drapeaux rouges, ou des banderoles arborant slogans favorables à l’Union Soviétique et photos de Lénine. Cela montrait une société locale orientée par ses élites en faveur de la légalité soviétique et méfiante vis-à-vis d’une Géorgie indépendante. La tenue par les autorités locales, quelques dix-huit mois plus tard (en mars 1991), du référendum au sujet du maintien de l’Union Soviétique et du nouveau « Traité de l’Union », contrairement au boycott déclaré en Géorgie, confirma cette tendance. Enfin, ce premier face-à-face illustra l’engagement du Kremlin dans la région et démontra que ce dernier entendait s’appuyer sur les provinces autonomes géorgiennes pour garder une influence sur la totalité du pays. La direction soviétique a même officiellement envisagé, dès l’hiver 1990 d’élever le statut des autonomies au rang des républiques fédérées de l’Union (soiouznye Respoubliki). Cette menace fut mise en exécution par l’adoption le 26 avril 1990 de la loi soviétique sur la « répartition des compétences entre l’Union des RSS et les sujets de fédération ». L’alinéa 2 de l’article 6 de cette loi établissait les procédés d’adhésion à l’Union des nouvelles républiques fédérées et ceux de la création des nouvelles formations autonomes23. Pour la Géorgie, la loi était sensée diminuer la tutelle de Tbilissi sur ses autonomies, leur donnant la possibilité d’adhérer à l’URSS en cas d’indépendance géorgienne. Il faut souligner que cette loi, bien que ne mentionnant jamais explicitement la Géorgie, la visait néanmoins en premier chef, car aucune autre république parmi les six (Lituanie, Lettonie, Estonie, Géorgie, Arménie, Moldavie) refusant le nouveau « traité de l’Union » ne comportai de l’Union ne comportait des « autonomies à problèmes»24.

Par l’intervention du ministère de l’Intérieur soviétique, qui supplanta le ministère de Intérieur géorgien dans la gestion de cette crise, Moscou marquait le début de la pratique qui n’a fait que se renforcer les années qui suivirent l’incident.

L’histoire de la suppression de l’autonomie de l’Ossétie du Sud est également plus complexe que la version qui a la faveur des journalistes et des discours politiques, qui accusent Gamsakhourdia de suppression unilatérale et brutale du statut autonome de la région. En réalité, le 20 septembre 1990, le Soviet Suprême de la région autonome, sur proposition d’Alan Tchotchiev et de Thorez Kouloumbegov25 a voté l’acte de « déclaration de souveraineté d’Ossétie du Sud » et de sa transformation en une « République Soviétique Démocratique d’Ossétie du Sud » (RSDOS)26. La région autonome s’était déjà unilatéralement arrogé le statut de la « république autonome » en novembre 1989, plus élevé dans le fédéralisme soviétique. En un an et demi, le Soviet Suprême sud-ossète a plusieurs fois modifié le nom officiel de l’entité politique. Ainsi dès le 28 novembre 1990, le Soviet des Députés du Peuple d’Ossétie du Sud a-t-il supprimé le mot « démocratique » dans le nom officiel de la république adopté le 20 septembre27. Six mois plus tard, avec le vote du 4 mai 1991, le même Soviet annula la décision du 20 septembre 1990 au sujet de la transformation de la région autonome en « République Socialiste Démocratique » et restaura la « Région Autonome »28. Cette décision fut cassée quatre mois plus tard, toujours par le même Soviet, qui déclara la décision du 4 mai « nulle et non avenue », car elle aurait été adoptée « pour satisfaire l’insistance et pour suivre les indications de l’ex-président du Soviet Suprême de l’URSS Anatoli Loukianov et du groupe parlementaire « Soiouz »29. De ce fait, la motion votée le 1er septembre 1991 restaurait le statut d’avant le 4 mai »30.

Cette prolifération d’activité constituante du Soviet sud-ossète était attentivement suivie par le parlement géorgien qui cassait les votes ossètes avec la même minutie, et qui à l’occasion, passait même à l’offensive législative. Le Conseil Suprême géorgien (encore communiste pour un mois) déclara illégal le vote du Soviet sud-ossète sur la transformation de la région autonome en « République Socialiste Démocratique » dès le lendemain du vote ossète, le 21 septembre 199031. Ignorant cet acte juridique, le Soviet Suprême de l’Ossétie du Sud a confirmé son vote le 16 octobre, en ajoutant la création du « Comité Exécutif de la République Soviétique Démocratique d’Ossétie du Sud ». C’est seulement après l’organisation des élections du nouveau parlement en Ossétie du Sud, déclaré illégitime avant même que le scrutin ait lieu par le parlement géorgien présidé par Gamsakhourdia, que la Géorgie décida la suppression de la RSDOS (le 11 décembre 1990)32. Le même jour, le parlement géorgien déclarait l’état d’urgence dans la ville de Tskhinvali et dans le district de Djava33. Dès le lendemain, le 12 décembre, trois Géorgiens étaient assassinés dans une attaque à la mitraillette dans le centre de Tskhinvali34, ce qui servit de déclencheur aux violences, qui dégénérèrent au fil des semaines en véritable conflit armé. Il est notable que la direction politique de la Fédération de Russie (l’administration Eltsine) avait une position sensiblement différente de celle du leadership soviétique (Gorbatchev). En conflit politique contre la direction de l’URSS, Eltsine soutenait les opposants au Kremlin dans les républiques fédérées. Ainsi les rapports entre Gamsakhourdia et Eltsine furent-ils très positifs au départ. Dans le mémorandum signé le 23 mars 1991 par les deux présidents à la suite de leur rencontre au sommet à Qazbegui (Géorgie), l’Ossétie du Sud est mentionnée comme « ex-région autonome d’Ossétie du Sud ». La Fédération de Russie s’engageait dans ce document à lutter conjointement avec le ministère de l’intérieur géorgien pour désarmer « toutes les formations militaires illégales sur le territoire de l’ex-région autonome». Ainsi d’après ce document, la Fédération de Russie reconnaît de facto l’abolition de l’autonomie ossète35. Néanmoins, la position russe est redevenue pro-ossète très rapidement, littéralement plusieurs semaines après la rencontre de Qazbegui36, et la Fédération de Russie endossa entièrement la position de l’ancienne métropole après la disparition de l’Union Soviétique.

Le dernier épisode dans la guerre juridique autour du statut fut la déclaration d’indépendance adoptée par le parlement sud-ossète le 21 décembre 1991. Etrangement, cette déclaration précéda l’organisation du référendum au sujet de l’indépendance, qui n’eut lieu que le 19 janvier 1992. De façon encore plus étrange, le référendum sur l’indépendance comportait également en deuxième point une question sur l’adhésion de l’Ossétie du sud à la Russie 37.

Une nouvelle phase dans les violences fut atteinte avec l’introduction des troupes du ministère de l’Intérieur géorgien à Tskhinvali, le 6 janvier 1991, qui marqua le début du conflit armé d’Ossétie du Sud38. Le conflit dura de janvier 1991 à juin 1992 et fut d’intensité variable, selon les différents secteurs de la région. Les combats furent assez circonscrits géographiquement et ne dépassèrent presque jamais la zone comprise dans un rayon de dix kilomètres autour de Tskhinvali. La ville fut régulièrement pilonnée par l’artillerie légère et lourde des unités géorgiennes, tandis que les villages géorgiens du nord, de l’est et du sud de Tskhinvali furent attaqués par les milices ossètes39. Ces milices étaient en grande partie composées d’habitants locaux et des forces de l’ordre locales, mais nombreux combattants étaient également venus de l’Ossétie du Nord et de la Russie. Les districts de Znaouri (Qornissi) et de Djava furent moins touchés, tandis que dans la région d’Akhalgori, située dans la partie orientale de l’Ossétie du Sud, quasiment aucun coup de feu ne fut tiré jusqu’à son occupation par l’armée russe en août 2008, étant donné qu’elle était restée loyale aux autorités centrales de Tbilissi tout au long du conflit. Conflit de basse intensité par excellence, le conflit sud-ossète de 1991-92 était également un conflit comportant des prises d’otages, et des attaques contre les civils40. De par l’importante mixité de peuplement des deux communautés, les villages ossètes et géorgiens se succédant en collier de perles, il était fréquent que les milices constituées d’habitants des villages voisins se fassent des micro-guerres, avec leur lot d’expropriations, de kidnappings et de vengeances personnelles. Au total, un millier de personnes furent tuées, mais le nombre de déplacés et de réfugiés fut beaucoup plus important. Les villages mixtes, qui jusqu’en 1991 représentaient le tiers du nombre total des villages de la région, devinrent  quasiment tous mono-ethniques à l’exception du district d’Akhalgori, où malgré le départ de quelques Ossètes, la mixité fut maintenue jusqu’en août 2008. Tskhinvali est ainsi devenue pour la première fois de son histoire une ville exclusivement ossète : les Géorgiens (environ 10.000 personnes) quittèrent la ville en direction des enclaves géorgiennes ou de Gori41, tandis que les villages à majorité géorgienne de la vallée de la Grande et de la Petite Liakhvi (Tamaracheni, Atchabeti, Kurta, Dzartsemi, Kemerti, Kekhvi, Sveri, Eredvi, Beroula, Beloti, etc.,) furent vidées de leur population ossète. Le conflit fut également accompagné d’une importante émigration des Ossètes vivant dans les différentes régions géorgiennes (de la Kartlie intérieure, du district de Borjomi, de la Kakhétie et de Tbilissi) vers l’Ossétie du Nord42. La nette diminution du nombre des Géorgiens vivant en Ossétie du Nord (notamment à Vladikavkaz) fut aussi l’une des conséquences de cet « échange des populations » à la caucasienne.