Étant dans la phase d’élaboration de mon sujet de thèse et d’évaluation de sa faisabilité, mon intervention à la Session d’Etudes Doctorales n’a pas eu pour objectif de proposer des idées ou des outils de recherche déjà construits, ni d’argumenter quelques résultats. Il s’est agi de présenter les concepts et les lieux qui forment les fils conducteurs de ma recherche.
Mon mémoire de DEA, intitulé “ Les enfants travaillant dans les rues d’Istanbul, leurs espaces et leurs familles : une des faces de la pauvreté urbaine ”, a porté sur une population issue d’une migration interne récente et forcée provenant des régions d’Anatolie de l’est et du sud-est. Cette population habite un quartier dégradé du centre-ville stambouliote, le quartier de Tarlabaşı, près de l’avenue commerçante d’Istiklal et de la grande place de Taksim. Par le biais d’une d’étude sur les enfants vendeurs ambulants, l’accent a été mis sur les stratégies de survie mises en œuvre par cette population. J’ai pris en compte tant les aspects familiaux que professionnels, mis en perspectives avec la particularité du lieu de travail. L’objectif de cette recherche a été d’appréhender les conditions de vie de cette population en se focalisant sur la manifestation la plus explicite de leur pauvreté : le travail des enfants dans la rue.

Migrations forcées

L’étude des conditions de vie de ces familles a permis de souligner l’importance d’un phénomène récent en Turquie : l’influence sur les migrations des conflits armés dans les régions de l’est et du sud-est du pays qui ont pris l’ampleur à partir du milieu des années 1980. Ce phénomène a entraîné un flux migratoire, tandis qu’à partir de 1993, le nombre des personnes déplacées de façon “ forcée ” a fortement augmenté. Le déplacement forcé renvoie à plusieurs processus qui incluent la déportation et/ou l’incendie de villages par l’armée ou par le PKK, et la désertion des villages par leurs habitants pour des raisons de sécurité et/ou économiques (Çetin, 1999 : 4-5). Faute de chiffres exacts sur l’ampleur de ce phénomène, les estimations varient : “ Le politicien kurde, Murat Bozlak évalue le nombre des personnes ayant dû migrer dans les régions de l’est et du sud-est entre 2,5-3 millions ” (Kirisçi–Winrow, 1997 : 139). Le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) précise que les chiffres varient considérablement en raison des difficultés à discerner les déplacements volontaires et forcés. Dans son rapport publié en 1997 sur la situation des réfugiés dans le monde, le HCR estime le nombre de ces déplacés entre 500 000 et 2 millions, précisant par ailleurs que les autorités turques, elles, mettent en avant le chiffre de 350 000 personnes (BMMYK, 1997 : 106).
La migration forcée est aujourd’hui un phénomène important pour appréhender les analyses urbaines en Turquie puisqu’elle diverge complètement des migrations précédentes. Elle ne peut, de ce fait, être décryptée avec les anciens outils d’analyse et nécessite l’élaboration de nouveaux concepts, résultats d’un nouveau regard adapté à cette nouvelle forme de migration. Il s’agit d’une migration mise en œuvre “ sans la moindre préparation institutionnelle, par un processus complètement informel, d’une façon forcée et sous la pression des conditions extraordinaires ” (Erder, 1997 : 151). Ce qui rend le déplacement forcé différent des autres formes de migrations connues jusqu’alors en Turquie est que les migrants en question n’ont, soit plus de village, soit aucun moyen d’y accéder ; en tout cas, la relation avec le village se trouve totalement brisée. En outre, le processus de la migration forcée ne concerne pas uniquement les membres économiquement actifs de la famille mais l’ensemble de celle-ci. De ce fait, les conditions d’adaptabilité au milieu urbain, tant par le logement que par l’emploi se trouvent anéanties. “ Le fait que tous les membres de la famille soient issus de la migration ensemble et simultanément supprime les potentiels d’une adaptation graduelle et flexible. Ces ménages caractérisés par des adultes non-qualifiés et un nombre élevé d’enfants peuvent difficilement rentrer dans les réseaux de relations basés sur la province de provenance, et par conséquent, ils sont poussés vers la solitude ” (Erder, 1995 : 118).
À partir de l’exemple du quartier de Tarlabaşı, où une partie des familles kurdes issues de cette migration s’est installée, j’aurais pu étendre mes recherches à d’autres quartiers où se sont fixées des populations issues d’une migration forcée et comparer leurs modes d’installation, leur articulation aux marchés du logement et du travail en identifiant les caractéristiques qui les différencient des populations installées antérieurement. Cependant, une deuxième direction m’a semblé plus pertinente : réaliser une étude approfondie de l’histoire du quartier de Tarlabaşı , par le biais d’une monographie. Les difficultés d’accès aux sources m’ont un temps fait hésiter mais, après discussions avec quelques chercheurs, j’ai été convaincue de la faisabilité de cette étude. Les questionnements et la méthodologie relatifs à cet axe de recherche sont ci-après présentés.

Tarlabaşı : un quartier dégradé du centre-ville stambouliote

Avec les mouvements de modernisation dans l’Empire ottoman à la fin du XIXe siècle, la sous-province de Beyoğlu, à l’époque connue sous le nom de Péra, a évolué différemment de l’ancienne ville intra-muros. Cette dernière abritait la population musulmane, tandis que Péra était en majorité peuplé par une population non-musulmane : les Grecs, les Arméniens, les Juifs, les Levantins et les Musulmans aisés. Dans la rue centrale, la Grande Rue de Péra, aujourd’hui avenue Istiklal, les bâtiments comptaient 5-6 étages et ceux du quartier de Tarlabaşı 2-3 étages. Péra représentait la facette “ moderne ” d’Istanbul, à la fois par le mode de vie de ses habitants et par ses bâtiments, dont la plupart portaient la signature d’architectes européens et restent considérés aujourd’hui comme faisant partie du patrimoine architectural du pays.
Depuis l’instauration de la République turque en 1923, la population non-musulmane du pays a connu une baisse considérable et le quartier de Beyoğlu a, en conséquence, vu sa population changer. Ce changement s’est fait parallèlement au processus de “ turquification ” de l’Etat-nation , c’est-à-dire à une graduelle diminution du “ vieux fonds de la population non-musulmane ” (Yerasimos, 1997 : 204). Les événements essentiels de ce processus ont été, par ordre chronologique :

  • l’échange des populations entre la Grèce et la Turquie de 1923-24 après la Première Guerre mondiale et la Guerre d’Indépendance turque ; même si la population grecque stambouliote en a été officiellement exclue, il y a eu de nombreux départs.
  • l’Impôt sur la Propriété pratiqué sur une courte période, à partir de 1942, et ciblant essentiellement les propriétés des non-musulmans, surtout ceux d’Istanbul ;
  • la création de l’État d’Israël et l’émigration d’une grande partie de la population juive vers ce pays ;
  • le pillage des magasins et propriétés grecs, organisé en septembre 1955 suite à une provocation des groupes nationalistes turcs ;
  • la déportation des personnes ayant la nationalité grecque en 1964.

En ce qui concerne les quartiers à Beyoğlu, Tarlabaşı compris, un autre fait est aussi important que ces événements : le déplacement des classes aisées vers d’autres quartiers d’Istanbul, surtout vers le nord. Le quartier de Tarlabaşı est aujourd’hui en déclin : la valeur locative est faible et plusieurs bâtiments sont en ruine. Ces caractéristiques rendent le quartier attractif pour les couches économiquement les plus faibles de la société et il constitue généralement le premier lieu d’habitation pour les nouveaux immigrés avant qu’ils ne trouvent le moyen de déménager dans un autre quartier. Parmi ces couches pauvres, on peut citer : les personnes issues de la migration forcée (les Kurdes mais aussi les Syriaques et les Arabes) ; les non-musulmans originaires du quartier qui n’ont pu le quitter ; les populations issues des migrations internes antérieures qui n’ont pu déménager ; les Tsiganes, les migrants d’Afrique noire en attente d’un passage vers les pays européens ; les prostituées et les travestis. A contrario, d’autres parties de Beyoğlu, et notamment Cihangir, Çukurcuma, Galata et les environs de la rue piétonne d’Istiklal témoignent d’un processus de gentrification.
Il importe de mettre l’accent sur la transformation du quartier de Tarlabaşı suite aux événements mentionnés et, plus explicitement, sur les processus de changements de propriétaires. À ce sujet, Stéphane Yerasimos nous dit que suite aux événements de 1955 “ la propriété immobilière des émigrés grecs, souvent bloquée, se trouve occupée par de nouveaux migrants, transformant rapidement le quartier ” (1997, 204).
Comment le quartier de Tarlabaşı s’est-il transformé en un quartier de slum ? Les éléments de réponse doivent principalement être cherchés dans l’histoire des changements de propriétaires de ce patrimoine urbain. Quel est le parcours suivi par les titres de propriété, par quels processus les propriétaires originels ont-ils cessé de l’être? Un autre point important est que ces propriétaires originels ont dû abandonner ou vendre leur propriété à un prix plus bas que leur valeur et qu’encore aujourd’hui, on peut trouver dans le quartier de nombreux bâtiments vacants ou récemment occupés de manière illégale, tandis qu’une grande partie du parc immobilier est en ruine. Afin de mieux esquisser les transformations démographiques du quartier depuis un siècle environ et de dégager ainsi l’histoire sociale du quartier, j’entends réaliser une analyse des registres de titres de propriété de l’arrondissement de Beyoğlu. Cette approche méthodologique présente de nombreuses difficultés liées à l’accession aux titres de propriétés. La recherche réalisée par Ayhan Aktar relative à l’impôt sur la propriété en souligne toutefois la pertinence. Ayhan Aktar a analysé le transfert de richesses de mains de non-musulmans à mains de musulmans, devenus ainsi une classe de commerçants ne constituant pas une menace contre l’administration de la République. Ceci semble précisément être le cas pour Beyoğlu, sans que les propriétaires originels aient été rétribués à hauteur de la valeur réelle des propriétés. En analysant le changement de propriétaires, il sera possible de suivre le mouvement des populations.
En outre, l’analyse des titres de propriétés peut être complétée par la collecte d’histoires orales et de récits de vie fournis par d’anciens habitants du quartier, qu’ils y résident encore ou non.
Seront ensuite explorés les aspects concernant le tissu social actuel du quartier. Dans le cadre de mon mémoire de DEA j’ai analysé une partie de ce tissu, à savoir les familles kurdes installées au cours de la dernière décennie suite aux conflits dans leur village d’origine en Anatolie du sud-est. Cependant, le quartier abrite une population très hétérogène. On peut avancer l’idée que ce quartier a eu tendance à être un premier lieu d’habitation pour des populations à revenus faibles avant qu’elles trouvent les moyens de se déplacer ailleurs dans la ville. Sa population est donc constamment renouvelée.
À partir de ce point, je chercherai à répondre aux questions suivantes :

  • Quelle est l’influence de la migration interne sur la structure de la population du quartier ?
  • Quelles sont les spécificités du parc immobilier du quartier qui le rendent accessible aux populations pauvres ?
  • Quelles sont les activités économiques dans le quartier ; quelle est la part du secteur informel ?

Je compte mener un travail de terrain auprès d’un nombre limité de familles habitant actuellement Tarlabaşı, en m’appuyant sur la méthode de l’observation participante nourrie d’entretiens.
En bref, Tarlabaşı est un quartier structuré par les émigrations et les immigrations. Au cours des différentes périodes, divers groupes ethniques s’y sont installés, transformant le quartier. Mon objectif est de saisir la nature de ces transformations en étudiant les registres de propriété et d’esquisser une carte sociale du quartier au fil de l’histoire.

Conclusion

De nombreuses critiques constructives ont été formulées au cours de cette école doctorale. Elles m’ont ouvert de nouvelles pistes de réflexion. La discussion a porté sur deux points essentiels : premièrement, la nécessité d'établir une approche comparative ; deuxièmement, la prise en compte du concept d’“ étranger de l’intérieur ” développé par Lamia Missaoui . Les participants ont donné des exemples d'autres villes du bassin méditerranéen, dont certains quartiers ont vécu un destin similaire à celui constituant mon objet d'étude. Il pourrait être possible de tracer les traits de la “ taudification ” de ces quartiers en passant par leur processus de transformation démographique. L'exemple de Jérusalem est notamment intéressant et m’incite à porter un regard croisé. Le deuxième point, la notion d’“ étranger de l'intérieur ”, permet de suivre le processus de construction des étrangers de l'intérieur à partir des communautés minoritaires à la fois dans les dernières décennies de l'Empire ottoman, et dans la République turque. Cette notion pourrait également permettre d’élucider les comportements actuels de la République vis-à-vis de ses minorités.

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