Cette contribution aborde cinq points : la question de l’inscription dans un champ disciplinaire, l’a priori de l’asocialité, la territorialisation, la définition de l’errance, la mobilité comme ressource. Elle se termine sur un extrait de parcours qui éclaire le lien entre l’ici et le là-bas que l’on retrouve dans de nombreux parcours d’errance.

L’inscription disciplinaire

Comment résoudre la question de l’inscription dans un champ disciplinaire précis, précis parce qu’il va définir votre carrière universitaire et vos pairs ? À ce jour, je n’ai pas résolu cette question de mon appartenance précise. Peut-être que mon parcours universitaire explique cela.

J’ai une formation en philosophie, je prépare une thèse en aménagement de l’espace et urbanisme dans une Faculté de droit. Cette thèse porte sur des personnes délogées ou sans logement à Marseille et leurs mobilités, avec une démarche dite de sociologie urbaine et un positionnement très proche des théories du contrôle social, dont l’optique principale est de faire remonter des données sensibles issues du terrain, et pour finir, avec la persuasion que l’errance est de toute façon un objet politique puisqu’elle se redéfinit sans cesse comme tension entre nomadisme et sédentarité.

Mais parce que l’errance est une mobilité du pauvre, elle acquiert l’inverse exact des attributs progressistes de la mobilité urbaine, la valeur de ses échanges qu’ils soient économiques, sociaux ou symboliques est méconnue et dépréciée. L’errance est soit comprise comme une fuite, soit comme une stagnation. Son urbanisation (au sens de concentration de l’errance dans la ville) ne s’accompagne pas, loin de là, d’une valorisation culturelle ou sociale. La mobilité des personnes sans domicile n’est jamais envisagée comme un droit, une opportunité ou même une norme sociale. Mobiles, les errants le sont toujours trop. Immobiles, les errants le sont toujours trop.

L’asocialité

Ce qui a motivé ce travail est la volonté de qualifier des formes d’errance, des figures sociales, mais aussi de montrer la constance de certains jugements, avec en arrière-plan cette petite idée têtue d’aller contre ce que j’appelle l’a priori de l’asocialité qui suppose que la perte du logement s’accompagne d’une dégradation du lien social. Cet a priori est au cœur de la définition de l’exclusion comme “ processus qui empêche tout échange social, communautaire ou sociétaire ”. Le pauvre, qu’il loge dehors ou dedans, se voit dénié toute socialité digne de ce nom, c’est-à-dire extérieure à “ son ” groupe ou monde de marginalité, alors que selon moi l’errance fait relation. Je voulais donc critiquer ce présupposé de mauvaise ou d’absence de socialité qui reste accroché aux personnes qui se retrouvent à un moment ou à un autre, pour un temps donné ou pour le restant de leurs jours, à ou dans la rue.

Deux hypothèses s’ajoutent à cette motivation de départ :

  • Dans l’errance se fabriquent des centralités spatiales et se créent des proximités sociales au-delà de la condition stricte de résidence et de la norme travail, et ceci dans le croisement entre les “ informalités ” de la survie et les “ formalités ” du système d’assistance.
  • L’errance est maintenue et en partie produite par le système d’assistance, ce qui veut dire que “ la déviance n’existe pas hors des pratiques de contrôle social qui la définissent et la réprimandent ” .

Il s’agit donc de qualifier des formes de “ sans-abrisme ” à partir de mobilités précaires et de parcours urbains dont la complexité est éclairée par un travail sur la territorialisation.

La territorialisation

Je me suis proposée d’étudier ce phénomène social pour ne pas dire “ total ”, l’exclusion du logement qui suppose l’alternance des toits, avec une entrée par les territoires urbains dans l’objectif de qualifier des sociabilités dans la pauvreté et d’éclairer des régulations de la pauvreté. Mais si j’ai choisi cette entrée par les territoires, c’est d’abord pour ne pas partir d’un groupe social, classé, déclassé ou même reclassé, mais bien de l’errance en tant que phénomène typiquement urbain. Ce choix méthodologique me permet de contourner le label administratif que constitue aujourd’hui le terme “ SDF ” , terme qui est une catégorie abstraite et simpliste, et aussi d’éviter d’employer, sans les critiquer, les catégories et rubriques utilisées couramment par l’assistance, le travail social et les sciences sociales.

Mais ce choix s’appuie aussi sur l’hypothèse selon laquelle l’errance, définie comme alternance des modes de résidence, fait territoire, c’est-à-dire fabrique et re-fabrique continuellement des centralités dans la ville. Afin de comprendre cette territorialisation de l’errance, je m’intéresse à des parcours d’hébergement qui passent par les centres d’hébergement d’urgence, les foyers et les CHRS , mais aussi par de multiples formes de squat et d’abris de rue. Dans ces parcours, intérieurs et extérieurs à Marseille, se croisent et se négocient sans cesse formalités de l’assistance et informalités de la survie.

L’amorce de terrain se fait donc à partir de territoires où se cristallisent différentes formes d’errance (errance de quartier, errance translocale et transnationale) et se déroulent des activités de rue. Que se passe-t-il sur un territoire d’errance ? Qu’est-ce qui s’y échange ou s’y négocie ? Pourquoi un groupe d’errants se forme-t-il sur tel ou tel espace pour s’éparpiller ensuite vers d’autres espaces, nous laissant voir des mises en série de territoires ? Pourquoi un jeune âgé de 13 ans revient tous les soirs à la gare St Charles et dort la nuit aux alentours ? Parce qu’il y fait le porteur de bagages ? Parce qu’il essaie de prendre un train qui le mènera un temps vers d’autres villes ? Parce qu’il y retrouve ses pairs ?

L’errance

J’ai construit mon objet de recherche, l’errance, en distinguant mon approche de celles portant sur des catégories de gens à la rue (tels que les clochards, les zonards, les jeunes en dérive), sur leurs types de handicaps et leurs stades de déchéance ; ou encore des recherches portant, de façon plus théorique, sur la question de l’exclusion et de la récente rupture sociale.
Il y a quelques mois, une personne m’a contesté le fait d’employer ce terme à l’histoire très longue et aux significations chargées. Pour ma part, je revendique cette liberté d’utiliser l’errance, en dehors de son acception mythique, littéraire ou psychologique ou de celle politico-médiatique qui lui est attribuée depuis quelques années et qui associe systématiquement errance à errance juvénile et à délinquance, je revendique donc cette liberté de comprendre l’errance avant tout comme un dispositif de mobilité, mobilités qui ne sont ni insensées (au sens d’une perte de repères spatiaux), ni désocialisées (au sens d’une d’absence de liens sociaux).

En partant de cette acception large, il est alors possible de qualifier des formes d’errance (errance intra-urbaine autrement dit “ marseillo-marseillaise ”, errance régionale ou nationale et errance transnationale) et des mobilités variées (mobilité restreinte, circuit institutionnalisé, mobilité en point de chute et en aller-retour), comme de faire émerger d’autres figures du “ sans-abrisme ” que celle du “ SDF désocialisé ” tels que le délogé, l’hébergé, le sous-locataire, le “ cas psy ”, le bon et le mauvais pauvre, le méritant et l’indigne, le jeune migrant.

L’errance est alors entendue soit :

  • D’un point de vue extérieur, comme une alternance de modes de résidences (centres d’hébergement d’urgence, hôtels meublés, abris de rue, squat, hôpital, prison). Ce qui dessine, pour chaque individu, une succession d’entrées et de sorties ponctuée de temps d’attentes.
  • D’un point de vue intérieur, l’errance c’est cette phrase d’un jeune Comorien de 13 ans qui répétait sans cesse : “ j’habite pas, je suis partout ”.

Ce phénomène m’intéresse dans la mesure où il est compris en tant que registre de mobilité répondant sans cesse à de nouvelles situations de précarité (résidentielle, économique, sociale).

Une errance stationnaire, plus troublante parce que représentée, repérée et répétée (circuits d’assistance, parcours intra-urbains) se distingue d’une errance à la représentation urbaine sporadique car “ étrangère ”. L’errance stationnaire correspond “ aux pauvres de l’intérieur ”, ceux qui “ appartiennent à ”. Cette appartenance même les rend secourables. L’errance stationnaire se gère plus facilement, alors que l’itinérance pose problème car elle demeure une errance des “ vagabonds ”, c’est-à-dire des errants extérieurs dont la prise en charge contredit le dispositif local et la politique nationale. Une rupture apparaît donc entre les délogés locaux et les itinérants. Parmi les délogés locaux, “ les plus fragilisés ” apparaissent comme les plus sédentaires, puisqu’ils font lieu et font le lieu.

Par contre, l’errance ambulatoire ne se restreint pas à un quartier, ses parcours s’effectuent dans toute la ville, mais elle se polarise sur des lieux publics. Être ambulant se définit par le fait de faire le tour en s’arrêtant sur les mêmes espaces-ressources. Cette forme d’errance est plus spécifique aux jeunes car l’enfant ou l’adolescent qui ne fait rien et qui stationne dans la rue sans avoir une activité identifiable provoque des questionnements chez le passant. L’errance ambulatoire est essentiellement nocturne, elle met en œuvre d’autres codes et d’autres pratiques que celles diurnes. Les manières de s’aborder sont différentes, les ambulants se connaissent et se reconnaissent. La nuit, l’errance perd son anonymat et s’inscrit dans le registre du milieu restreint.

L’itinérance désigne ces errants aux circuits nationaux et transnationaux larges qui passent et repassent par Marseille.

La mobilité comme ressource

J’évoque rapidement trois points qui me paraissent importants : l’occupation transitoire, la mobilité comme ressource et le circuit.

  • L’occupation transitoire : A Marseille, l’errance se décrypte dans ce principe de multi-résidence et dans le transit spatial permanent. Il s’agit toujours d’occupations transitoires, le mot “ occupation ” peut être ici entendu autant dans sa dimension spatiale que temporelle. De plus, la question de l’occupation de l’assisté est un casse-tête pour beaucoup de structures d’accueil ou d’insertion, qui n’ont pas d’atelier de travail et veulent lutter contre le spectre de l’inactivité.
  • La mobilité comme ressource : Plus on est sédentaire dans la rue, autrement dit immobile dans son errance, plus on va être stigmatisé et désigné comme désocialisé. Inversement, savoir “ jouer ” des mobilités dans la précarité est une ressource qui permet de traverser des territoires mais aussi des mondes et statuts sociaux et ainsi d’ajuster les rôles.
  • Le circuit et l’absence de sortie : Un errant, sans logement ou mal logé, ne peut généralement pas s’émanciper de l’assistance car celle-ci lui procure le minimum ou le complément de survie. C’est pourquoi l’errance urbaine est toujours connectée d’une façon ou d’une autre aux circuits institutionnels. Arriver dans une ville, c’est entrer dans les circonférences du traitement social. En ce sens, il n’existe pas de sortie complète du dispositif d’assistance par le bas, car s’affranchir, c’est avoir accepté les sélections et les contrats qui mènent au logement autonome et avoir échappé à la sédentarisation et au turnover qui sont les deux principes de gestion pour les structures d’accueil.

Pour finir, je voudrais évoquer cette difficulté liée au temps de la recherche, car ce temps semble toujours en décalage face aux mutations rapides de territoires et aux mobilités larges. De ce constat naît l’exigence méthodologique de répéter et de multiplier les observations de terrain à différentes périodes et en différents lieux. Puisque pour l’errance, pauvreté matérielle ne rime pas automatiquement avec ségrégation spatiale, je travaille essentiellement sur des occupations éphémères et des territoires mouvants tels que la gare St Charles et certaines places et quartiers de Marseille.

Il me semble intéressant d’insister sur les parcours circulatoires ou les champs migratoires propres aux personnes sans domicile (migrants, routards, jeunes étrangers, travellers) ainsi que sur la mise en réseau de territoires liés aux activités de rue. Pour conclure, il apparaît nécessaire aujourd’hui, du moins en Europe, de produire de la connaissance sur des populations telles que les mineurs à la rue, souvent clandestins, ou bien les “ enfants dans la rue ”. Mais là plus qu’ailleurs la vigilance est de rigueur face aux assimilations rapides et aux effets de décontextualisation.

Je termine cette contribution par un extrait d’entretien à mes yeux significatif :
“ Je suis né en Algérie, mais je suis venu à Marseille en 1993, en fait je suis toujours venu en France, je suis toujours venu… 15 jours là-bas, 15 jours ici, voilà. Dans les premiers temps, j'habitais à la rue des Dominicaines à Belsunce, j'ai déménagé à la Joliette et de la Joliette je suis parti boulevard de Paris. Et depuis vendredi, je suis à la Rose au foyer d’urgence. C'est pas la première fois en fait, hé ! Ah ! c'est pas la première fois. Je prends mes bagages et je m'en vais. D'habitude je vais chez des collègues, des copains, j'ai pas, je me débrouille. Des fois, je suis à la rue aussi. L'été, je me contente de rester dehors. Je reste, je dors dehors, des fois je me débrouille pour manger. Je vais dans mon ancien quartier, je reste un peu en bas de la gare Saint Charles mais pas à la gare, faut pas confondre . Je reste dans mon ancien quartier, à la place des Marseillaises, je reste un peu mais pas trop, moi j'aime bouger, j'aime trop bouger. Des fois, je vais voir les collègues aux quartiers nord : Aygalades, Busserine, aux Flamands, j'ai des copains là-haut. Mais pas à la gare, la gare c'est la gare, moi je reste en bas. Je reste avec mes collègues, c'est pas pareil. La gare, c'est le plus chaud quartier de Marseille en fait, hé ! Là je suis au foyer d'urgence, ça se passe bien, y a des Algériens, des Tunisiens, y a des jeunes qui viennent du nord de la France. Y en a que je connais d’Algérie, du bled, ils sont là maintenant. Y a peu de Marseillais en fait, y a des Russes, y a des Yougoslaves je crois, y a peu de Marseillais. (…) En fait moi c'est un cas particulier parce que j'ai toujours vécu à Marseille, ma famille aussi. Depuis 40 ans on est là, on est là-bas. On peut pas se passer de l'Algérie, on peut pas se passer de Marseille, c'est pas possible ” .

Références Bibliographiques

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