Mobilité Turquie-France

La Fondation Maison des sciences de l’homme, en partenariat avec l'FEA, propose des aides à la mobilité pour des séjours en France de 2 à 3 mois aux chercheur.e.s postdoctorant.e.s turc.que.s ayant soutenu leur thèse en SHS à partir de 2016.

Bibliothèque

La bibliothèque et l'atelier de cartographie sont ouvert sur rendez-vous

Rédigé par Cilia Martin

Compte-rendu de l'excursion urbaine du 16 décembre 2010 :


Marchandage identitaire à Kurtuluş


Dans la suite de nos excursions urbaines, le quartier de Kurtuluş est un exemple des dynamiques et territoires commerciaux d’Istanbul observables dans un ancien quartier. Ici, les différentes offres commerciales correspondent à diverses formes d’appropriation du territoire qui passent notamment par une mise en scène de l’identité.

Ancien quartier minoritaire rum dont les premières installations remontent au 16ème siècle, Kurtuluş, anciennement désigné sous le nom de Tatavla, n’est encore qu’un village à la fin du 19ème siècle. Un village centré autour de son église principale mais qui commence à s’étirer vers le nord, le long d’un axe, celui de la grande rue de Tatavla ou Tatavla Caddesi, qui deviendra ensuite Kurtuluş caddesi.

La visite du quartier commence par l’avenue de Kurtuluş. Avenue phare du quartier,  première à être électrifiée, desservie en eau et où le tramway circule dès 1911, elle cristallise les phénomènes démographiques, économiques et sociaux, eux-mêmes en grande partie suscités par les mobilités qui saisissent tout le quartier, surtout à partir des années 1950.

Les mutations de commerce

L’histoire des mutations de commerce sur l’avenue est avant tout une histoire de changement de propriétaires, '‘el değiştirmek’'. Les Rum avaient le monopole du commerce sur l’avenue jusqu’à leur départ de Turquie. Précipités par les évènements de 1955, ils vendent leurs magasins à d’autres minoritaires, des Arméniens pour la majorité. La passation entre Rum et Arméniens est un indice d’une proximité intercommunautaire (les mariages mixtes en sont un autre). Le passage de Feriköy, anciennement passage de l’Atlas, situé tout en haut de l’avenue, illustre cette transmission des commerces, notamment dans le secteur de la chaussure. Le propriétaire du passage était rum. Après 1955, il vend un par un, les locaux du passage en grande partie à des Arméniens. Aujourd’hui encore 2 boutiques sur une quinzaine sont tenues par des Arméniens. Bien que Tatavla ait été un quartier réputé pour ses fabricants et magasins de chaussures, ils sont aujourd’hui beaucoup moins nombreux et vendent leurs chaussures fabriquées dans les usines d’Ikitelli.

p1030194

A l’entrée du passage de Feriköy, l’enseigne d’un magasin de chaussures datant de 1964.

 

Relocalisation des anciens commerces et arrivée de nouvelles enseignes

L’avenue est par ailleurs le théâtre d’une relocalisation des commerces à l’instar de la pâtisserie Nazar. Cette pâtisserie tenue par un Rum dans les années 1940, se trouvait d’abord en face de son emplacement actuel, trois numéros plus haut. Dans les années 1960, l’immeuble fut rasé et le propriétaire délocalisa sa boutique trois numéros plus bas. Au changement de propriétaire, le nouvel acquéreur déplaça l’enseigne de l’autre côté de l’avenue. Ces sauts de puce étaient fréquents selon les dires des anciens commerçants. Parallèlement cette ancienne logique commerciale qui subsiste, de nouveaux types de commerces apparaissent depuis les années 1980. Ce sont entre autres des magasins franchisés dans le secteur alimentaire (DİA, ŞOK, ÜÇLER) électroménager, (ARÇELİK, İSTİKBAL) bancaire. L’exemple le plus visible est celui de  Migros qui s’installe, au début des années 1990, juste au commencement de l’avenue récemment remplacé par Carrefour.

Les magasins franchisés s’installent sur l’avenue

Enfin, l’ancienne offre commerciale s’adapte à une nouvelle demande Apparaissent par exemple des salons de toilettage pour chien, des pharmacies qui vendent du viagra, des call-shops qui indiquent l’arrivée de nouveaux habitants et traduisent un nouveau style de vie.

p1030215

Offre adaptée à une nouvelle demande : viagra en vitrine de pharmacie, toiletteur pour chien

 

Mise en scène de la diversité

Certains magasins affichent sur leur enseigne l’origine géographique de leur premier propriétaire. Cela témoigne d’une part de la volonté d’ancrage territorial exprimé par des habitants issus en majorité du mouvement migratoire des années 1960-1970. Toujours dans le même ordre d’idée, l’implantation d’un bakkal a été pour les familles originaires par exemple de Kastamonu, Erzincan et Sivas le premier point d’ancrage dans le quartier. Lieu de sociabilité, le bakkal a ainsi légitimé leur présence. De même, les associations de pays (Hemşehir) représentant les Erzincanlı, dont la première date de 1952, participent à cette appropriation de l’espace. D’autre part, l’affirmation identitaire participe de l’image de marque de certains produits tels que les baklavas de Gaziantep.

p1030213 p1030214

Par le jeu des identités et d’une ancienneté (1965), Göreme devient une référence en matière de laitage.

 

Mise en mémoire du quartier

Kurtuluş est l’objet de plusieurs récits de quartier qui ont entrainé une réactivation de l’identité minoritaire. Cette dernière se manifeste depuis trois ans par la revitalisation d’une ancienne pratique collective : le carnaval. Temps fort de la vie sociale, il se déroulait pendant trois jours et réunissait les habitants d’autres quartiers qui venaient se divertir sur la place de Kurtuluş et dans ses nombreux music-halls (Yasemine gazinosu, Ali gasinosu, Bijou, Ararat…). Alors qu’aujourd’hui les music-hall ont été remplacé par Carrefour, le carnaval est ressuscité par des acteurs étrangers à l’ancienne communauté rum du quartier qui participent ainsi à la folklorisation de l’identité rum.

'Tatavla dürüm evi'

Enfin, l’entreprise immobilière OFTON se sert aussi de cette image folklorique pour vendre son projet ‘'Elysium Cool Kurtuluş'’ en s’appuyant sur le mythe de la mosaïque urbaine.